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Démocratisation : entretien avec Laure Schiattecatte

par Chable

Laure Schiattecatte (3e en partant de la gauche)

Entretien avec Laure Schiettecatte, nouvelle responsable de la démocratisation à Sciences Po Rennes, a initié auparavant ce programme à Lille.

« Nous souhaitons accélérer la démocratisation et nous avons des idées plein les cartons »

 

Nouvelle responsable de la démocratisation, Laure Schiettecatte nous explique son expérience à Sciences Po Lille et les projets qu’elle va mettre en place avec la direction à Rennes.

Bonjour Laure, pouvez-vous nous présenter votre parcours, quels ont été vos centres d’intérêts durant vos études ?

Je suis professeur agrégé d’histoire et diplômée de l’IHEDN, je me suis spécialisée en géopolitique. L’enseignement n’était pas mon idée de départ : mon parcours universitaire m’orientait vers l’archéologie… mais lorsque j’ai choisi mon terrain en 1999 (la Syrie), je n’imaginais pas, évidemment, la déstructuration du Proche-Orient qui a suivi les attentats du WTC. Il m’a fallu me reconvertir bien plus vite que je ne l’avais anticipé : je suis arrivée dans l’enseignement par « accident géopolitique ». Néanmoins, j’exerce ce métier avec passion depuis 16 ans : j’aime le défi pédagogique qui consiste à réussir à simplifier des concepts complexes et qui fait qu’une « petite lumière » s’allume dans les yeux de votre auditoire. C’est un challenge que je ne réussis pas toujours, mais qui me comble toujours autant !

 

« Le succès a été considérable, bien au-delà de nos espérance »

 

Comment avez-vous imaginé avec Pierre Mathiot (directeur de Sciences Po Lille) la construction d’un grand programme de démocratisation ? Quelle était l’idée de départ ?

 En 2007, Pierre Mathiot, alors directeur de science po Lille, et Jacque Staniec, professeur en CPGE sur Lille, ont réuni une équipe de 4 jeunes professeurs, dont je faisais partie, pour plancher sur la question de la diversification du recrutement de l’IEP de Lille. On constatait en effet une sur-représentation des CSP+ parmi les lauréats du concours : cette proportion ne relevait pas du seul talent, elle démontrait le facteur discriminant du capital socio-culturel dans la réussite aux concours des Grandes Ecoles. Nous avons donc travaillé à l’élaboration d’une prépa, entièrement gratuite, pour accompagner les élèves de terminale, méritants mais de condition modeste, souhaitant intégrer sciences po : c’est la naissance du programme PEI (Programme d’Etudes Intégrées). Le succès a été considérable, bien au-delà de nos espérances. Nous avons opéré à une stratégie de remontée de filière, en ouvrant un dispositif à destination des élèves de Première, et des collégiens. En 2012, j’ai lancé le programme en seconde et en 2013, on m’a confié la mission d’élargir le dispositif aux filières scientifiques et managériales.  

 

« Un tutorat individuel tout au long de l’année »

 

Quels sont les temps-forts dans l’année à destination des lycéens ? 

La formation des lycéens suit le calendrier suivant : 

1- Sélection des dossiers de candidature on communique auprès des établissements en juin et on procède aux commissions de sélection des dossiers en juin et septembre (filtrage sur la pertinence des dossiers pour sélectionner des élèves méritants et qui sont boursiers du secondaire/futurs boursiers du supérieur)

2- première Journée de regroupement (novembre-décembre) à sciences po des élèves et de leurs professeurs référents. Ces professeurs sont ceux qui, au sein du lycée, vont encadrer et organiser le travail des élèves.

3- Accès à une plateforme de formation, au fil de l’année scolaire, dans laquelle ils trouvent des contenus en fonction de leur niveau. Ils reçoivent une formation en méthodologie, LV, histoire et QC pour les 1ere et terminales.

4- Le Stage intensif (1ere et terminale) réunit les lycéens en février sur deux jours (en distantiel cette année, en raison du contexte sanitaire). Ils bénéficient d’une formation au grand oral, d’activités culturelles, d’une immersion dans la vie d’un étudiant de sciences po.

5- Passage ou non du concours des IEP.

Tout au long de l’année, les lycéens bénéficient d’un tutorat individuel par les étudiants volontaires de sciences po : c’est là la grande plus-value de ce dispositif ! Les étudiants vont répondre aux questions des lycéens, à leurs angoisses, leurs doutes, et les motiver à adopter une démarche d’orientation ambitieuse. En effet, plus le milieu social est modeste, plus la tendance à l’auto-censure est forte.

Pour les collégiens, souvent issus de collèges classés REP/REP+, il s’agit d’un travail de groupe d’une vingtaine d’élèves par collège partenaire. Cette année, ils vont travailler sur la thématique suivante : « la crise du Covid est-elle un facteur d’implosion ou d’impulsion pour l’UE ? ». Les collégiens doivent produire un article de presse écrite ou reportage vidéo, qu’ils viendront présenter à Sciences Po au mois de juin. Cette soutenance génère chez eux une immense fierté et c’est légitime !

 

« Un accroissement spectaculaire des mentions Très Bien [grâce à ce programme] »

 

Quel bilan avez-vous pu réaliser du programme à Lille ? Quels sont vos plus beaux souvenirs ? 

Le bilan du PEI à Lille est clairement positif. Cette appréciation n’est pas subjective, elle repose sur des données que nous devons remonter chaque année au ministère. En fonction des années, le taux d’admission des « péistes » en IEP varie entre 25 et 30%. Compte tenu de la sélectivité de l’entrée dans les IEP (10%), ces taux marquent une réussite très forte. Par ailleurs L’accroissement spectaculaire des mentions, en particulier Très Bien, le bon taux d’admission en CPGE témoigne de l’impact du programme sur les élèves, comme en témoigne cette analyse comparée des cohortes PEI à Lille entre 2008 et 2014 :

 

COMPARAISON DES RESULTATS AU BACCALAUREAT des péistes en 2008-2014

Les statistiques montrent clairement la poursuite du glissement vers les mentions Très Bien avec l’érosion des mentions Assez Bien au profit des mentions Bien et surtout Très Bien (+55,4% en 6 ans). 

Au-delà de ces analyses « comptables », le bilan humain est peu quantifiable, mais je le mesure depuis 12 ans. J’ai toujours la même fierté en voyant sur LinkedIn nos petits péistes devenir DirCab, assistants parlementaires ou président d’associations citoyennes ! J’ai de beaux souvenirs, ils sont nombreux. Deux m’ont particulièrement marquée. Lors du lancement de la prépa en 2007/2008, l’équipe PEI avait réuni l’ensemble de la promotion pour une dernière formation à l’IEP avant de les « lâcher » pour le concours : les élèves savaient que leurs formateurs avaient travaillé souvent gratuitement et peu dormi ! Au moment des adieux, tout l’amphi s’est levé comme un seul homme et a applaudi… j’ai ressenti une émotion indescriptible : le comblement né du sentiment d’avoir changé la donne. Le second grand moment, ce fut en 2013, lors des soutenances du PEI scientifique : chaque groupe lycée devait présenter un exposé, assez ardu, sur la thématique des nanotechnologies. Les groupes défilaient les uns après les autres, puis est arrivé le tour d’un lycée de Roubaix : un jeune s’est présenté seul, en expliquant que ses camarades avaient abandonné les uns après les autres, mais qu’il avait tout de même tenu à présenter quelque chose… Et ce petit bonhomme a fait un exposé génialissime devant un amphithéâtre bondé d’élèves, de profs et d’étudiants centraliens. A la fin de son exposé, il a eu droit à une longue standing ovation de la part d’un public stupéfait d’admiration : c’est aussi cela PEI, on vit un moment de cohésion, et surtout de reconnaissance du mérite sans aucun autre filtre.

 

« Nous nous positionnons en tête de cordée du Grand Ouest et nous allons mettre en place un programme management, scientifique et professionnel »

 

5-    Vous arrivez cette année à Rennes. Quelle est la spécificité de ce territoire et quelles seront les grandes lignes directrices de ce que vous souhaitez mettre en place ?

J’arrive avec un immense plaisir à Rennes : il y a un solide existant (un service démocratisation, des étudiants hyper motivés pour s’impliquer, une forte volonté de la direction). Cette année, nous avons 57 établissements partenaires répartis sur le grand Ouest (Normandie, Bretagne, Pays de la Loire) et la Réunion. C’est une force, mais aussi un défi né de l’éclatement géographique. Cela veut dire que les étudiants doivent se déplacer loin. L’idée cette année est de consolider notre ancrage territorial (en dépit du contexte sanitaire), de faire de l’IEP de Rennes la tête d’une puissance Cordée de la réussite proposant le dispositif PEI terminale, première et collège. Notre problématique résidait dans le fait nous étions éparpillés dans pleins de cordées différentes, où nous n’étions qu’un partenaire parmi d’autres. C’est délétère en termes d’image et d’accès aux fonds publics. Nous nous positionnons donc en tête de cordée du Grand Ouest, et nous souhaitons communiquer bien davantage sur nos actions.

Nous avons des idées plein les cartons pour l’année prochaine (vous savez le monde post-covid…). On va monter en puissance, considérablement, pour mettre en place le PEI scientifique, management, et seconde. Nous avons même un petit nouveau à présenter, le PEI professionnel : un partenariat avec les lycées professionnels ayant une filière métiers de bouche. Des étudiants de Sciences Po vont apprendre à faire la cuisine et des élèves de Bac Pro viendront à l’IEP se former en rhétorique et en prise de parole en public.  Chacun partagera ses pôles d’excellence. 

Vous savez, chaque année, chaque jour qui passe, depuis 10 ans, nous montre à quel point il est urgent de redonner tout son sens à la méritocratie. Cette transformation est lente, progressive, consentie, mais elle doit être réelle. Le recul historique nous montre qu’on ne meurt pas, on ne tue pas pour des idées, quoiqu’on revendique : la racine du crime, c’est la frustration. Pour retrouver une société française cohérente, cohésive nous devons redonner force et vie à l’idée que chacun a droit à la place qu’il mérite, redonner à tous la foi dans l’école de la République qui propulse chacun aussi haut que ses ambitions, ses efforts et ses compétences peuvent le porter…

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